Jacques Hippeau

musée du Louvre


------ lettre de J. Hippeau datée du 10 mars 1984 ------

Monsieur le Président de la République,

J’ai l’honneur de porter à votre connaissance les réflexions que m’inspirent les projets d’agrandissement du musée du Louvre :

Que l’on modernise les différents services du Louvre, je dis très bien, que l’on rénove nombre de salles qui commencent à vieillir, encore très bien, que l’on rende l’accueil plus performant, toujours très bien, mais que l’on veuille annexer de nouveaux bâtiments, je dis que c’est une grave erreur.

Déjà, dans l’état actuel, le musée est beaucoup trop grand. La direction est incapable d’en assurer une administration correcte. Nombre de salles ne sont ouvertes que certains jours par semaine, quand ce n’est pas moins. des étages entiers sont fermés. Et malgré toutes ces fermetures, c’est une machine énorme qu’il est impossible de visiter en un seul jour. Que sera ce quand monsieur Ieoh Ming Pei aura fait son œuvre ? Il faudra lui dire d’inventer une Honda, une Kawasaki spéciale pour parquet ciré ! qui rendra la visite bien plus fonctionnelle.

Cette idée d’agrandir le Louvre aux dépens du Ministère des Finances est une vieille idée qui a mis trop longtemps à naitre. C’était bien il y a cinquante ans, maintenant c’est dépassé : il y a eu depuis l’agrandissement de l’aile du pavillon de Flore, la création des galeries d’exposition du Grand Palais, la création de Beaubourg. Il va y avoir le Palais d’Orsay, le musée de la Villette, le musée Picasso etc … etc … C’est beaucoup trop de musées pour la seule ville de Paris. Il serait temps de penser au reste de la France.


Je dis qu’il vaudrait mieux agrandir le musée d’une grande ville située au sud de la Loire et en faire un grand musée. Cela permettrait :

1 – d’y déménager une partie des collections du Louvre et de les exposer à d’autres français que ceux du nord de la France ;

2 – de montrer en province les grandes expositions du Grand Palais et aussi celles de Beaubourg.


Quand on a créé Beaubourg, on nous avait promis que ses grandes expositions iraient en province. Aucune n’est jamais venue. Tout ce qu’on a vu en province ce sont de petites expositions marginales du genre « les bistrots parisiens » faites de panneaux didactiques – tout juste bons pour des thèses universitaires de troisième cycle ou de quatrième mouture ! Pourtant la richesse pléthorique des collections parisiennes n’est bien souvent que le résultat d’un pillage (inconscient peut-être mais réel) effectué par le temps, par la force des choses, par le pouvoir central, par les méthodes administratives, par les bonnes intentions et aussi par les mauvaises, sur l’ensemble du territoire. Il serait temps de renverser la vapeur et de rendre aux différentes régions une partie de leurs richesses.


La création d’un grand musée au sud de la Loire serait un pas dans ce sens. Elle ne retirerait pas un seul visiteur au Louvre qui n’a pas besoin, pour sa gloire, de ces agrandissements très onéreux ; mais elle amènerait beaucoup dans la ville qui serait choisie, et ce serait justice.


En espérant que vous prendrez en considération cette lettre, je vous prie d’agréer, Monsieur le Président de la République, l’hommage de mon profond respect.

J. Hippeau